samedi 25 août 2012

Victor Serge et la productivité historique

par Julie Amadis
26/8/2012

Un jour, tous les humains seront des Innovants. L'innovation est quelque chose de naturel chez l'homme. Observez les enfants dans une cour d'école et vous verrez qu'ils inventent de nouvelles choses sans arrêt.
Mais la société de Répétants (et de Parasites) dans laquelle nous vivons craint l'innovation. Elle la craint car elle porte en son sein le changement radical et donc la révolution.

Révolution et créativité

Victor Serge (Viktor Lvovitch Kibaltchitch Виктор Львович Кибальчич ) relie entre elles les notions de révolution et de créativité.

« Nous (il parle ici des révolutionnaires) avons tous quantité d'erreurs et de fautes derrière nous parce que la démarche de toute pensée créatrice ne serait être que vacillante et trébuchante ... »
Victor Serge : Mémoires d'un révolutionnaire 1905 – 1945 (p 463)
Pour l'écrivain belgo-russe anarcho-bolchévique qu'est Victor Serge, l'action révolutionnaire est une action créative. En effet, tout comme le peintre crée un nouveau tableau, le révolutionnaire crée une nouvelle société.

Les classes spoliatrices répétantes combattent les Innovants

C'est pour cette raison en partie que les classes sociales spoliatrices répétantes et parasites cassent les Innovants. On tape les enfants, on les oblige à rester assis devant un tableau noir toute la journée, on leur crie dessus s'ils n'obéissent pas ….

La Russie stalinienne – premier État de la classe formoise répétante à partir de 1927 - n'aimait pas les Innovants. Elle aimait uniquement les Innovants corrompus. Maxime Gorki à qui Staline versait des droits d'auteurs faramineux est le représentant typique de cette innovoisie stalinienne - une classe privilégiée.
SOS BOHNEUR
Griffo Van Hamme
A l'inverse, les dirigeants de cette Russie éliminent tous les créateurs qui les dérangent.
Victor Serge décrit le monde des années 30 :
« En Russie des écrivains disparaissaient, l'un des plus grands en tête : Boris Pilniak. »
Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire 1905 – 1945 (p 430)
Exister en tant qu'être humain parce que l'on innove

L'innovant existe par ses créations. Il n'a pas besoin de posséder des biens matériels pour se sentir vivant et être heureux de vivre.

Victor Serge écrit à quel point le travail intellectuel le comble :
« Mes dispositions m'ont toujours porté au travail intellectuel. Peu de satisfactions me paraissent aussi grandes que celles de comprendre et d'exprimer. »
Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire 1905 – 1945 (p 470)
Marx a conceptualisé le fait que l'être humain prend conscience de son existence par ses créations.
Il écrit :
« Le rapport réel actif de l'homme à lui-même en tant qu'être générique ou la manifestation de soi comme être générique réel, c'est-à-dire comme être humain, n'est possible que parce que l'homme extériorise réellement par la création toutes ses forces génériques - ce qui ne peut à son tour être que par le fait de l'action d'ensemble des hommes, comme résultat de l'histoire, - qu'il se comporte vis-à-vis d'elles comme vis à vis d'objets, ce qui à son tour n'est d'abord possible que sous la forme de l'aliénation »
Karl Marx
Manuscrits de 1844 (p 63)
Victor Serge confirme les dires de Marx. Les livres qu'il a écrits sont ce qu'il a de plus précieux car ils sont le reflet de lui même et la preuve de son existence en tant qu'être humain.
« C'est probablement à mes livres que je tiens le plus, mais j'ai produit beaucoup moins que je ne l'eusse voulu, hâtivement, sans pouvoir me relire, en combattant »
Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire 1905 – 1945 (p 470)
Il a conscience d'être utile et fait un lien direct entre l'innovation, l'utilité sociale et l'avancée de l'histoire :
« L'intelligentsia russe m'avait de bonne heure inculqué que le sens même de la vie consiste à participer consciemment à l'accomplissement de l'Histoire. Plus j'y pense et plus cela me paraît profondément vrai. Cela veut dire se prononcer activement contre tout ce qui diminue les hommes et participer à toutes les luttes qui tendent à les libérer et à les grandir. Que cette participation soit inévitablement entachée d'erreurs n'en amoindrit pas l'impératif catégorique ; l'erreur est pire de ne vivre que pour soin selon des traditions toutes entachées d'inhumanité. » Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire 1905 – 1945 (p 472)
En ce sens Victor Serge avait conscience de son rôle dans l'histoire et de l'importance des créations de l'Innovant pour accélérer l'histoire vers la liberté, la justice et l'égalité.
Même si il ne dit pas qu'il appartient au groupe des Innovants - il n'a pas conceptualisé la lutte des strates - il en a conscience … inconsciemment.

Appartenance à la strate répétante et pathologie consumériste

Beaucoup de « philosophes » et de psychologues l'ont remarqué : L'être humain a besoin de se savoir unique pour exister. Mais, moins nombreux sont ceux qui complètent l'observation par le fait que si cette unicité ne se réalise pas par l'innovation, elle se fera par l'accumulation de biens matériels ou encore par la pathologie raciste.
L'Innovant est unique parce que ses créations sont uniques. Celui qui ne crée pas va donc rechercher des raisons de se distinguer des autres. C'est pourquoi, une grande partie des Répétants et des Parasites va s'acharner à accumuler des objets que d'autres n'ont pas. Un autre groupe (les mêmes parfois) encore a besoin de se faire croire qu'il y a des races - eux appartenant évidemment à la race supérieure. D'autres techniques diverses peuvent encore être utilisées pour combler l'absence d'inventivité. (médisance, manipulation, etc, etc......)

L'Innovant non corrompu ne ressent pas le besoin de consommer au delà des besoins primaires. Acheter et posséder de nouvelles choses ne lui donne pas le sentiment d'exister.

Il y a donc un lien direct entre, d'une part, l'appartenance à la strate des Répétants et à la strate des Parasites et, d'autre part, le besoin frénétique de consommer. Quiconque dépense plus que le revenu moyen mondial est une victime (coupable) de la pathologie consumériste.

Le malade de pathologie consumériste ne se bat pas contre le fascisme

Sans utiliser le concept, Victor Serge méprise les Répétants des sociétés dites développées, qui se contrefichent du sort des pauvres. S'il n'a pas conceptualisé le fait que les ouvriers occidentaux étaient spoliateurs des pays pauvres, il a bien compris que ces mêmes personnes n'étaient pas prêtes à renverser l'ordre établi et qu'ils avaient un comportement plus proche de celui des bourgeois en Russie que de celui des prolétaires.
Il fait un lien direct entre la pathologie consumériste de l'ouvrier occidental spoliateur (formois) [ou rêvant de le faire en devenant formois à son tour] et son refus de combattre contre le fascisme :
« Contre le nazisme et même pour la 3ème République résolue à survivre, tous les révolutionnaires, comme tout le peuple français , se seraient battus de bon cœur si cela avait été possible. Mais on ne peut défendre qu'une société vivante et l'état de décomposition de celle-ci était trop avancé. Personne n'y croyait plus en rien, parce que en réalité rien n'y était plus possible : ni révolution avec cette classe ouvrière bien nourrie de camembert frais, de vins aimables et de vieilles idées devenues des mots _ et complètement cernée du reste entre le Reich nazi, l'Italie fasciste, l'Espagne franquiste, la Grande-Bretagne insulaire et conservatrice. »
Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire 1905 – 1945 p 452
S'ils ne veulent pas se battre pour la démocratie, c'est parce que ces ouvriers Français consomment de trop. Il les caractérise par son « cette classe ouvrière bien nourrie de camembert frais, de vins aimables»
La situation, en France, n'a toujours pas changé : alors même que l'armée française est toujours – en 2012 - présente en Afrique à soutenir des gouvernements fascistes compradores, il n'y a aucune manifestation pour exiger « Troupes françaises hors d'Afrique »
Victor Serge fait le portrait des « mangeurs de frites » voisins belges de nos « mangeurs de camembert » français :
« Le 1er Mai, nous vîmes s'en aller dans ces rues provinciales les ouvriers endimanchés avec leurs familles, fillettes aux cheveux noués de rubans rouges, les hommes des insignes rouges à la boutonnière, tous les visages pleins, les mères grasses à trente ans, les hommes obèses vers quarante...Ils allaient à la grande manifestation socialiste et ils ressemblaient aux bourgeois tels que d'après le cinéma l'imagination populaire se les représente en Russie. Pacifiques, contents de leur sort ; j'entrevoyais que ces ouvriers d'Occident n 'éprouvaient plus aucune envie de se battre pour le socialisme ni d'ailleurs pour quoi que ce fût. »
Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire 1905 – 1945 (p 409)
SOS BONHEUR
Griffo Van Hamme
Ce que dépeint Victor Serge correspond exactement à ce que l'on voit tous les ans lors de la manifestation du 1er mai. La formoisie « de tous les pays » fait sa manifestation de bonne conscience... sa manifestation pour « protéger les salaires », des salaires de spoliateurs du Tiers-monde !!!
Qui servent à quoi ?
A amasser des biens pour – pensent-ils - « être heureux ».
Ils ne savent pas à côté de quoi ils passent.
Ils ont oublié leur enfance...

L'Innovant révolutionnaire ne comprend pas la logique de vie du pathologiste consumériste

Le fils de Victor Serge – adolescent n'ayant connu que la Russie révolutionnaire et stalinienne découvrant la Belgique de son père - est abasourdi par ce qu'il voit :

« Le centre de la ville, avec son opulence commerçante, ses enseignes lumineuses, la Bourse établie au milieu de la cité, valut à mon fils, entré dans sa seizième année d'écolier soviétique, des étonnements que mes réponses incroyables accroissaient :
Alors cette grande bâtisse avec ces magasins et ces cascades de feux sur le toit appartient à un homme – qui peut en faire ce qu'il veut ? Ce magasin où il y aurait des chaussures pour tout Orenbourg appartient à un propriétaire ?
  • Oui, mon garçon ; son nom est écrit sous l'enseigne, et ce monsieur a probablement une fabrique, une maison de campane, des autos...
  • Pour lui seul ?
    En somme, oui...
  • Cela paraissait fou à l'adolescent soviétique, qui reprit :
  • Mais pour quoi vit-il cet homme ? Quel est le but de sa vie ?
  • Son but, dis-je, est généralement de s'enrichir et d'enrichir ses enfants ….
  • Mais, il est déjà riche ! Pourquoi veut-il s'enrichir encore ? D'abord, c'est injuste – et puis, vivre pour s'enrichir, mais c'est idiot ! Et ils sont tous comme ça, tous les propriétaires de ces magasins ?
  • Oui mon garçon, et s'ils t'entendaient parler, ils te croiraient fou – un fou plutôt dangereux … »
    Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire 1905 – 1945, p 409

Les questions du fils au père montrent à quel point ceux qui en veulent toujours plus sont malades.

CYCLES INNOVANTS
Le témoignage qui précède date du retour de Victor Serge et de son fils en 1936. Il voit cette période comme une période de montée réactionnaire et anti - innovante donc de perte d'influence pour les membres du groupe des inventeurs– ce qu'il ne nomme pas – la strate des Innovants.
Mais, en tant que membre de cette strate des Innovants,Victor Serge avait le sentiment d'être en décalage avec son époque. A l'époque où il écrit, les Innovants sont moins nombreux qu'avant la Première Guerre mondiale.
« J'étais trop jeune auparavant pour juger bien ce qu'il en était dans la société européenne antérieure à la Première Guerre mondiale ; mais j'ai l'impression que la pensée la plus audacieuse y rencontrait meilleur accueil, y trouvant par conséquent plus de possibilités de vivre. »
Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire 1905 – 1945 (p 474)
J'ai – personnellement - la même impression lorsque je compare les années 70 aux années 2000. Les périodes révolutionnaires et pré-révolutionnaires seraient propices aux innovations tous azimuts.
Que ce soient les programmes scolaires, le très faible nombre d'enseignants inventant de nouvelles méthodes pédagogiques, les journaux dont quasi aucun ne prend le risque d'informer la population sur les crimes de la France en , les nouveaux musiciens, les leaders de mouvements sociaux plus occupés à « faire les chefs » qu'à défendre les opprimés ...



En conclusion :

Victor Serge mesure l'écart qu'il y a entre une vie faite d'innovations et de combats pour la liberté et une petite vie égoïste qui se mesure au prix des objets que l'on possède. Il comprend le lien qui existe entre la consommation frénétique et le refus de la révolution.
Pour lui l'action révolutionnaire va de pair avec une vie d'innovations. Même s'il n'a pas conceptualisé les trois strates, considère donc qu'un révolutionnaire est un Innovant et qu'un Innovant doit être révolutionnaire.
La productivité historique de Victor Serge en tant que révolutionnaire et écrivain est importante et il en a conscience. Mais, à travers sa comparaison entre la vie du révolutionnaire et celle du Répétant formois occidental, il tourne autour de cette conceptualisation de productivité historique. Ses textes, sa vie, permettent aussi de donner corps à ce concept. Son activité artistique et militante ont rapproché grandement le jour où nous serons tous des Innovants.
Son témoignage révèle dans toute sa splendeur ce qu'est un « productif historique ».
NOTES ET COMPLEMENTS

NB : Une partie des thèmes de ce texte avait été l'objet de débats entre Yanick Toutain et moi-même (Marx et les manuscrits de 44, les grilles conceptuelles post-marxistes (strates) et néo-marxistes(formoisie et innovoisie)
Victor Serge : « Mémoires d'un révolutionnaire 1905 – 1945 »  Lux Editeur, 2010
Non disponible en ligne

Gorki et les droits d'auteurs : Dans un des textes en annexe de l'édition précédente de son livre Mémoires d'un révolutionnaire, Victor Serge donnait des chiffres sur l'importance pharaonique de ces droits d'auteur que touchait Maxime Gorki de la part de l'Etat formois russe.

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